Face à l’art, le rêve éveillé palpable

La réalité dépasse la fiction, car elle n’est pas tenue à la vraisemblance.  (Mark Twain)

Par Michèle Novovitch.

Le monde audiovisuel fait de nous des récepteurs.

Il nous rend passifs.

Mis il nous trompe à deux niveaux : d’abord parce qu’il est chronophage et « bouffe » plusieurs heures par jours de la moyenne des citoyens (plus de trois heures selon les statistiques) et en nous douchant d’informations –certaines d’ailleurs du monde artistique – procure une sorte de satiété qui a remplacé celle de créer, chez beaucoup.

Si la création littéraire, parce qu’elle répond à des règles, n’est pas d’un abord facile, la création artistique, elle, répond à des pulsions qui « ont le droit » d’exprimer l’âme de l’artiste, quel que soit son talent d’un point de vue critique ou marchand.

Modeler une figure en terre, retouchable à l’infini par nature, procède d’une recherche de ses propres sentiments à travers l’œuvre abordée, qui trouvera sa valeur dans le quantum de satisfaction de se son créateur.

Vincent Van Gogh – Le Champs de blé aux corbeaux

Dessiner ou peindre un paysage n’aura jamais la vérité objective d’une photo, mais ses qualités et même (surtout ?) ses défauts seront de sûrs témoins de l’émotion ressentie durant sa réalisation. On n’utilise pas d’autres procédés pour l’analyse psychologiques des petits (et des plus grands).

Créer une œuvre s’entend dans trois dimensions : le plaisir de la réaliser, celui de devenir un objet intime et éventuellement, de la montrer. Mais chaque pas, à lui seul, vaut la dédication.

Certaines formes d’art, comme la calligraphie sino-japonaise, joint l’habileté de l’artiste au travail manuel-mental de sa facture. Ecrire un idéogramme c’est aussi poser sur le papier un signifié : la sémantique contenue dans ce dessin-message. L’état d’esprit n’est pas le même quand on calligraphie le « Kanji » qui signifie « amour » et celui qui signifie « haine ».

Le plaisir d’offrir le fruit d’un effort, si gratifiant en peinture sur soie, est l’aboutissement de cette technique artistique et son élégance n’est plus à vanter.

Retrouver sa créativité

Vient enfin le difficile exercice de la critique de l’art. L’aphorisme qui veut que « la critique est aisée, mais l’art est difficile » est une idée fausse. Elle ne peut s’appliquer qu’aux faux critiques ou aux snobs. La critique est, dans un champ différent, aussi difficile que l’art et dans une certaine mesure, davantage : le point de vue éthique. L’artiste projette son être et son âme. Le critique doit essayer de comprendre des intentions que l’artiste lui-même serait bien embarrassé d’énoncer, pour l’aspect quasi instinctif de son travail. Le critique doit être sincère et juste, même si l’œuvre n’est pas d’un genre qu’il affecte. Il doit, comme un (bon) juge, parler « en vérité », pas selon ses propres critères, ou, s’il le fait, il doit alors (et ils le font parfois), se spécialiser dans certains types d’œuvres.

Dans le travail sur l’art proposé, les participants, guidés dans leurs travaux, peuvent s’essayer à diverses disciplines et peuvent ainsi découvrir leurs affinités avec certaines d’entre elles.

La création artistique ne regarde ni l’âge, ni le niveau académique, seule l’envie d’exprimer compte.

Critique : Marc Desgrandschamps. Sans titre, huile sur toile

On l’appelle le peintre de la mémoire et du non-lieu et ce n’est pas par hasard. Marc Desgrandschamps, né à Salanches (France) en 1960, peut être considéré comme l’un des représentants les plus pertinents du renouveau de la peinture figurative contemporaine.

Marc Desgrandschamps, sans titre, huile sur toile, 2008

Une bouffée d’air frais au milieu d’un panorama artistique dominé par l’abstrait et le conceptuel. La meilleure chose à propos de la peinture figurative est qu’en plus de concentrer la spéculation créative sur le contenu et non sur la forme, elle est synonyme de peinture interprétative ; les artistes sont des interprètes, des dramaturges. Et le meilleur de Desgrandschamps, c’est précisément sa proposition dramatique, qui consiste en un virage rétrospectif classique, mais exécuté avec des prétentions quasi mécaniques. « La fluidité est un état d’apesanteur et d’instabilité qui provoque une sorte de forme incontrôlée. La transparence, avec les superpositions qu’elle produit, renforce cet état et détermine ces troubles visuels, qui existent au même titre que les troubles de la mémoire et les troubles de la parole », a-t-il déclaré dans une interview pour une publication française de renom en 2009. La voie d’accès au visuel le dérangement de Desgrandschamps est physique, trop physique ; question de transparence.

Ses images sont comme des instantanés à mi-chemin entre deux instants. Ils ne fonctionnent pas comme des allégories ou comme des symboles finis. Sa nature est ambiguë et indéfinissable. Chargés d’évocations superposées, ce sont des visions translucides sans contenu narratif, des instants voilés qui semblent s’échapper d’une périphérie.

Un portrait de famille, une silhouette sympathique, le ciel clair et divers éléments indéchiffrables se fondent dans un étrange collage. Il s’agit d’une œuvre conçue en 2008. Car la grande majorité de sa production est sans titre – et il ne pourrait en être autrement. Ses peintures n’indiquent rien car ce ne sont pas des souvenirs, ce sont des évocations. Les souvenirs sont la forme la plus concrète que peuvent atteindre les mécanismes mémoriels, une réalité travaillée et achevée, au lieu d’évoquer qu’elle est le premier stade de la conscience. Il semble que Desgrandschamps travaille justement sur cette mémoire que l’on écarte, celle qui dilue les détails. Comme pour essayer de récupérer les paysages anonymes que nous parcourons dans une vie quotidienne passée, ces événements et ces figures que nous n’arrivons jamais à personnaliser. C’est pourquoi nous voyons comment ses personnages n’ont ni visage ni geste. On pourrait parler de surréalisme si les mémoires avaient un ordre disjoint, mais ce qui intéresse Desgrandschamps, on l’a souligné, c’est de peindre le processus par lequel la mémoire s’ordonne et non ses produits ; c’est-à-dire simuler les procédures internes que notre esprit exécute lorsque nous évoquons. Nous assistons à la construction de la mémoire, pas à la mémoire elle-même car elle ne nous intéresse pas. Sa peinture est ainsi plus psychologique que nostalgique. C’est pourquoi ses compositions reposent sur la superposition de couches translucides qui se combinent de manière interchangeable, par analogie avec le mécanisme de la mémoire. Ainsi, ces transparences fonctionnent comme le support physique du rêve. Ce sont, en somme, des disparitions émergentes, c’est-à-dire un ensemble d’apparitions de disparitions.

Comme nous l’avons vu, les couches ne sont rien de plus qu’une conséquence logique d’une décision qui constitue le corpus théorique de son travail ; celui de représenter le plus fidèlement possible les mécanismes mentaux de l’être humain. Notre esprit fonctionne en couches tout comme les peintures de Desgrandschamps. Cependant, il s’agit d’une pure imitation mécanique. Le contenu de l’esprit, la base psychologique, a une autre représentation très frappante : fond. Sinon, la proposition de notre auteur perdrait sa vacuité de cohérence. La défiguration de nos mémoires doit (se) rendre effective. Les contours, comme matérialité de plus (pourquoi seraient-ils moins), participent aussi à la mutation dynamique.

Au final, seul devant le tableau, il ne reste qu’un scénario finalement onirique mais d’une étrange familiarité, comme un passé commun. De plus, on retrouve une esthétique très rétro dans le style et dans les différents éléments du tableau ; l’apparence des personnages et la composition années 80 des lignes électriques, des couleurs mates et des figures estampées pourraient bien être, si on le prend avec humour, un autre clin d’œil au passé. Si, comme nous l’avons dit précédemment, ses peintures sont une transition à la manière d’un montage cinématographique, son contenu stylistique participe aussi de cette même hypothèse. Une esthétique photographique se perçoit tant dans les compositions que dans la spontanéité des situations mises en scène. Nous le voyons dans la position de l’individu dans l’ombre qui semble planer sur le portrait de famille, essayant de se faufiler dans une composition qui n’a de sens que si nous la comprenons comme le plan d’une photographie.

Une autre nuance importante dans ses peintures est le traitement de la spatialité. L’action se déroule généralement dans un no man’s land, un décor plat et désertique (no-places). Il n’y a pas de contexte et nous ne nous en soucions pas ; quand nous évoquons, nous n’avons pas besoin d’un ici et d’un maintenant. Les éléments se répartissent autour du lieu comme des instances, des géométries concrètes qui rappellent les lignes de Malevitch, une de ses influences reconnues.

A mi-chemin du fantôme, l’œuvre de Marc Desgrandschamps est pour le moins énigmatique. Le spectateur semble irréversiblement condamné à son rôle d’outsider, mais il est bien connu qu’il y a un sentiment de voyeur en chacun de nous. C’est peut-être le chemin vers le non-lieu, ou peut-être pas. Nous ne saurons jamais.

Par Michèle Novovitch.

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